Joe Fonda, corps et âme

Improjazz n°84, avril 2002 by Philippe Alen. Tours, samedi 28/10/2000, 15-17 h, en bord de Loire. Reprinted with kind permission of the author. In French language.

2000: Philippe Alen for Musique Ouverte

Au monde pour la musique

Tu es né à New York ?

Upstate New York, à Amsterdam, au Nord, à quatre heures de New York en 54. 16/12/54. J’ai grandi à la campagne. Je n’ai pas été à la ville avant l’age de dix-huit ans.

Comment as-tu découvert la musique, puis la contrebasse ?

Ça a toujours été une priorité pour moi… Je suis venu au monde pour faire de la musique. Je savais dès le plus jeune age, et même avant, vers quatre ou cinq ans même plus tôt, j’écoutais beaucoup de musique. Mes parents ne jouaient pas beaucoup, même s’ils étaient tous deux musiciens - mon père était trompettiste, ma mère chantait -, ils avaient tous deux cessé de jouer pour élever les enfants, donc il n’y avait plus tant de musique que Ça à la maison ; mais j’avais des affinités avec les sons et il était clair pour moi que c’était ce que devais faire dans la vie, et c’est ce que j’ai fait et continue de faire. Donc… Mais je suis un enfant des années 60 et 70. J’ai grandi dans un endroit particulier de New York où tout le monde trempait dans le rock et le blues des sixties et seventies- les Allman Brothers, Buddy Miles, Led Zeppelin - c’est de là que je suis parti. Et, c’est intéressant, j’ai commencé à la guitare. Comme tous les mômes, je voulais être guitariste… On avait un petit orchestre, en bas dans une cave, on jouait, trois guitares et une batterie, et tout le monde s’est dit : « Il nous faut une basse, quelqu’un doit jouer de la basse », et voilà, je me suis porté volontaire. J’ai dit « OK les gars, je vais le faire ». Le lendemain, j’ai pris… J’avais trente dollars d’économies. J’ai pris mes trente dollars, je suis descendu dans un magasin de musique, j’ai acheté une petite basse électrique pour 30 et quelques dollars et à partir de là, l’histoire commence, je ne suis plus jamais revenu à la guitare, et la basse est devenue ma compagne pour la vie.

Et comment es tu passé de la basse électrique à la contrebasse ?

Même quand j’ai quitté la maison, quand je suis entré à la fac pour deux ans, j’avais encore une basse électrique. A ce moment-là, il est vrai, j’avais déjà une contrebasse, mais je n’avais pas abandonné la basse et j’ai commencé à me concentrer sur la basse acoustique vers 75, quand j’ai quitté l’école. Je pense que la musique autour de laquelle je commenÇais à tourner appelait la contrebasse. Je commenÇais à m’intéresser à des gens comme Charlie Mingus, Richard Davis, David Holland, et mon intérêt pour la contrebasse devenait plus fort. En 75, j’ai plus ou moins délaissé la guitare basse et puis, de fait, j’ai pris la contrebasse pour les quinze années qui suivirent.

Avec cette première basse, tu jouais plutôt rock, blues ou…

A la fac, oui. Mais après… Ce qui est intéressant en fait c’est que mon père a recommencé à jouer de la trompette pendant mes dernières années de fac, les deux dernières années il a commencé à faire des concerts en ville et il m’a invité à jouer avec lui et ses copains, même si je ne connaissais pas bien cette musique - des trucs comme I can’t gert started, Stella by starlight, le répertoire des années 40 et 50 - il m’avait entendu jouer, il a pensé que son fils se débrouillait pas mal et m’ a pris dans son orchestre. Je ne connaissais pas la musique mais les types maquillaient ce que je faisais de sorte que je pouvais faire expérimenter cette musique et découvrir ce qu’elle était. C’est probablement comme Ça que je me suis séparé du rock. Mais, j’ai toujours conservé le blues et je continue de jouer du blues. Mais j’ai commencé à me tourner vers d’autres choses, j’ai commencé à écouter Charlie Parker et Charlie Mingus…

Tu es donc un véritable autodidacte ?

C’est vrai. Parce qu’au lycée, j’ai pris des leÇons sur la basse électrique, mais je suis très autodidacte. Et en fait j’ai contracté de très folles habitudes pendant les cinq ou six premières années. Je me souviens que je voulais faire des trucs avec ma contrebasse… je voulais jouer certains intervalles avec mes doigts, j’essayais de faire entre le 1 et le 3 ce qui normalement se fait entre le 1 et le 4, et j’essayais de faire des trucs comme, quand j’allais au lit le soir, mettre des trucs entre les doigts pour les étirer, parce que j’essayais de faire ces choses qu’on fait sur la basse et qui sont impossibles sur la contrebasse sauf à se couper les tendons… Je souffrais pour essayer de… Mais finalement j’ai pris quelques leÇons avec un type qui m’a dit : « Tu vas te tuer !… ». Et il avait raison. Je voulais avoir des doigtés à moi... Mais les cinq ou six premières années, j’ai vraiment tout fait tout seul. Et Ça a même peut-être joué été un facteur dans la construction de ma personnalité sur mon instrument. Je sais qu’il y a des choses que je fais maintenant que je n’aurais probablement pas développées si je n’avais pas été autodidacte pour ainsi dire. J’ai fait Ça plus tard, après avoir sauté d’abord sur l’instrument en essayant d’en faire sortir quelque chose qui me satisfasse. Après j’ai remis de l’ordre dans tout Ça.

Well, you know, it’s interesting. I was into the usual stuff of that age, the Allman Brothers, you know, Led Zeppelin and Jethro Tull and Jeff Beck, blah blah blah. But my parents still at that point were playing some Billie Holiday and those records, but we were so hard on them as kids! My mother used to go around singing these beautiful tunes. I still remember her singing [sings], "There Will Never Be Another You." She’d go around the house, but we would say, "Ma! Shut up! I can’t stand it!" And we were on her case so much, she eventually stopped singing. Isn’t that awful? You know, there she was, giving me my early musical education, and I was shutting it down, being a young child, not knowing the value of that. And my kids do the same thing to me today, and I tell ’em, "Forget it. You ain’t stopping me from singing or playing in this house, ’cause I did it to my parents."

Les années d’apprentissage

Et tu t’inspirais de quelqu’un à cette époque-là ? Tu parlais de Mingus tout à l’heure…

Oui… euh… A ce moment-là j’étais jeune, encore neuf pour la musique, et il y avait tant de choses pour m’inspirer, tout, depuis… ce que Ron Carter faisait avec Miles me fascinaient, et puis… j’étais vraiment dans David Holland et Miroslav Vitous. Et j’ai eu ma période Paul Chambers qui était si émouvant, et Mingus. J’ai eu et j’ai toujours une fascination pour Mingus. Richard Davis, aussi. Et Sam Jones : je travaillais avec ses disques, pendant des heures, j’essayais de swinguer avec lui.

As-tu eu des occasions de contact avec tous ces gens-là à New York ?

Voyons… J’ai vu David jouer, j’étais encore très jeune, et je n’étais pas vraiment dans le milieu encore, j’étais encore à étudier la musique, et je vivais… je n’avais pas encore déménagé à New York, j’étais à Boston, ou dans de Connecticut, j’étais là-bas, en train de développer mes trucs, je prenais quelques leÇons…

Mais tu avais donc déménagé à Boston ?

Oui, j’ai été à Boston à la fin des années 70, début 80. J’ai fait deux ans à Berklee, c’est tout. Et je suis parti. Je voulais aller jouer, dans les rues. J’étais jeune, je n’avais pas de responsabilités, c’était le moment de le faire. Et tu sais, il se passait tant de choses dans les années 70… Tant de gens qui faisaient tant de choses… Je me souviens de Fred Hopkins qui était quelqu’un que je trouvais vraiment intéressant, de Barre Phillips…

Et tu avais un groupe à toi ?

Oui, oui. Tu sais, j’ai quitté l’école avec quelques musiciens et… on est parti ensemble en fait, et il se trouve que ce sont ceux qui sont toujours là, Steve McCraven, le grand batteur, qui vit maintenant à Paris…

Quand tu dis l’école, c’est le Berklee College ?

Oui. On a été quatre ou cinq à partir en même temps, à partager une maison quelque part dans les environs de Boston, et à faire de la musique pendant quelques années. Mais tu sais, on ne savait vraiment rien, on n’a rien fait pour devenir ce qu’on appelle des musiciens professionnels, on était seulement amoureux de la musique. J’ai seulement débuté ce qu’on peut appeler une carrière professionnelle quand j’ai eu besoin… D’abord j’ai eu besoin d’un boulot, et j’ai commencé à travailler comme plongeur. Et après quelques mois à laver les assiettes, j’ai commencé à me dire, bon, il faut que je fasse autre chose. J’ai décidé qu’il fallait que j’aille à des sessions, que je sache ce que c’était que d’être un soi-disant musicien professionnel et que je trouve du travail. Donc, l’année d’après, j’ai passé beaucoup de temps au téléphone, dans les clubs, à trouver comment on devenait un soi-disant professionnel, en faire son gagne-pain. J’ai aussi commencé à composer à ce moment-là. Dans les années 70, c’était vraiment dans l’air cette idée de faire son propre truc (do your own thing). C’est toujours le cas, bien sûr, mais à l’époque c’était très fort. Il y avait vraiment toutes sortes de vibrations autour de Ça : faire son propre truc. L’influence venait de Chicago, et de cette scène à New York autour de Bill Dixon. Tout le monde et dans tous les cercles écrivait ses propres compositions, essayant de trouver quelque chose qui serait à soi. Au sujet de devenir professionnel… Il y a eu en fait un moment où j’ai réalisé que pour faire de l’argent en tant que musicien, et être un professionnel, j’ai en fait arrêté d’écrire et arrêté de développer des choses qui avaient à voir avec ma personnalité musicale pour me consacrer à ce qu’on pourrait appeler le métier (craft) : connaître son instrument, connaître le répertoire, ce qu’il y a à savoir avec ce langage en particulier (this particular idiom) parce que tout cela permet de travailler dans n’importe quelle situation. Alors, il y a eu un moment ou, après avoir eu fait tout Ça, après avoir construit tout ce bagage du métier je pouvais faire beaucoup de choses pour gagner de l’argent, j’ai réalisé que, bon, ce n’était pas vraiment ce que je voulais faire, ce n’était pas ce que je cherchais. Je me suis dit : « Je veux me recentrer sur ce que je voulais faire quand j’étais plus jeune, qui avait à faire avec ma vraie personnalité musicale », parce que c’est de là que viendrait ma contribution ; que la vraie force d’un don musical personnel, oui, ce qu’on a naturellement à soi, qu’on offre au monde, voilà ce qui était devenu important pour moi, peut-être même il y a six ou sept ans. Je me suis éloigné alors de ce professionnalisme-là, qui repose sur l’acquisition d’un savoir-faire (craft) pour revenir à ce qui est au fond Joe Fonda, à sa musique. Voilà la chose la plus importante à mon avis. Je suis heureux d’avoir acquis ce métier, mais mon but est complètement différent.

As-tu le souvenir d’un moment où tu as pensé avoir trouvé ta propre voie ?

… Euh, je cherche encore en fait. Ce que j’ai fait jusqu’à présent, je ne pense pas que ce soit tant suivre un chemin que s’attacher à ce qui est vraiment sien et à lui faire une place d’honneur, parce que c’est ce qui en permanence te permet d’avancer. Je pense que c’est un chemin sans fin. J’ai trouvé des choses qui sont vraiment des manières d’organiser compositionnellement, des faÇons de jouer de la contrebasse, des faÇons de phraser, qui sont vraiment Joe Fonda. Donc, pour répondre à la question, je ne sais s’il y a un moment où l’on peut dire : « J’ai trouvé ». Mais c’est devenu vraiment très clair il y a peut-être six ans. Peut-être à un moment, vers le début à la création du Fonda/Stevens Group, quand Michael et moi avons décidé de la création du Fonda/Stevens Group. Une autre grande influence a été ma relation avec Anthony (Braxton), de reconnaître la puissance de cet itinéraire, parce que c’est ce qu’il a fait depuis le début : il a créé un univers entier pour nous en découvrant le sien propre. Voilà ce qu’il a fait.

Anthony Braxton et Leo Smith

Je me souviens quand je suis allé le voir, il faisait un atelier, lui et David Holland. Des étudiants ont soulevé la question, être professionnels et tout Ça, et David a dit Ça : « Mon avis c’est que vous devez jouer de la contrebasse tout le temps, dans n’importe quelle situation, c’est ce que j’ai fait. » C’est vrai, c’est ce que David a fait. Et Anthony a dit : « Moi c’est juste le contraire, je ne jouerais avec personne ou dans aucune situation qui ne soient pas exactement celle que je désire.» Il n’irait jouer à aucune bar mitzvah, aucun de ces mariages. Au bout du compte ces deux grands musiciens, ces deux génies de notre temps vous disent une chose et son contraire. Ça faisait deux approches différentes… Quand tu suis ta propre voie, si c’est honnête et vrai, je pense que c’est un univers en soi. Chacun a Ça en soi. Et… j’attend de voir ce que je serai dans vingt ans, de voir si je saurai mieux qui est Joe Fonda.

Ce workshop, c’était quand Anthony et Dave jouaient ensemble ?

Oui, c’était en 75…

La période de Conference of the birds ?

Oui, c’était juste après Ça, parce qu’il y avait Kenny Wheeler, Barry Altschul, Dave et Anthony. En fait, ce groupe a changé ma vie.

Comment en est-tu venu à eux ?

Je pense que c’est par hasard. Non… J’étais en relation avec un guitariste, Michael Gregory Jackson, qui traînait avec les gens qui gravitaient autour de moi à l’époque, et il était vraiment plongé dans Braxton. Il m’avait donné quelques disques. Et alors Ça a vraiment fait sens pour moi. C’était Fall 74, et les Five pieces de 75, et j’ai usé au moins cinq exemplaires de chacun de ces deux disques.

Tu dirais que la découverte de ce groupe a été l’un des grands virages de ta vie musicale ?

Oui. Et l’autre, c’est quand j’ai eu l’occasion de passer quelque temps avec Leo Smith. Et c’est intéressant pour moi, parce que Leo et Anthony ont eu un cheminement très semblable ; ce sont des penseurs qui ont une vue d’ensemble, et leurs conceptions philosophiques sont très semblables. Leo aussi a été un point d’inflexion important dans mon développement musical. J’ai passé environ deux ans a étudier sa musique avec lui, et j’ai eu quelques engagements avec lui pendant un an à peu près, juste avant qu’il n’entre dans sa période rasta. Et on a fait un disque, qui est toujours un de mes disques favoris. C’était pour Chuck Nessa, avec Bobby Naughton, moi, et Kahil El’Zabar, et c’est finalement sorti sur Chief Records, Ça s’appelle The procession of the great ancestry. C’est encore un de mes préférés à ce jour. J’avais étudié ces pièces que Leo avait écrit pour des trompettistes, il y en avait une pour Miles, une pour Dizzy, une pour Kenny Dorham je crois - et ces morceaux était durs, hein ! La plupart des bassistes ne s’embarrassaient pas avec les harmoniques, les intervalles des trucs que Leo écrivait pour la basse… Il fallait vraiment les étudier. Le jour de l’enregistrement arrivait et il travaillait toujours à ces pièces. Je les étudiais encore et il me dit : « Bobby et moi, on va à Chicago, pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous ? » J’étais jeune, sans responsabilités, je suis allé à Chicago avec Bobby et lui en voiture. On est arrivé là-bas et le gand bassiste de l’Art Ensemble de Chicago, Malachi Favors, devait faire la session. Donc Malachi vient à la répétition, il entre et il y avait quelque chose qui clochait, il a fait demi tour et il est sorti. Alors Leo s’est tourné vers moi et m’a dit : « Joe, c’est pour toi.» Et il avait raison, parce que j’étais prêt, j’avais ces pièces prêtes, et c’était un défi, j’avais passé six mois dessus ; j’ai fait la session et ensuite, pendant un an, j’ai fait d’autres disques avec Leo avant, je pense, qu’il ne quitte New Haven. Voilà deux tournants dans mon itinéraire musical qui ont été des transformations.

Donc tu es resté combien de temps en tout avec Leo ?

J’ai dit deux ans, et je pense que c’est à ce moment-là que je suis venu à New York. Leo avait aussi déménagé pour la Californie. On allait dans deux directions différentes. On avait aussi une grande organisation. Pendant deux ans, à New Haven, Connecticut, Leo était un catalyseur. Il a rassemblé beaucoup de gens autour de lui, il y avait Hemingway, on avait cette organisation du nom de The Creative Musicians Improvisors Forum. On a fait un enregistrement en grand orchestre de la musique de Leo, avec Gerry Hemingway, Bobby Naughton… De la grande musique … (voir discographie). On devait la sortir sur notre propre label, et on a fait beaucoup de concerts dans le Connecticut, un certain nombre en quatuor à cordes, on en a fait en quartet avec, je me souviens, un quatuor à cordes avec Anthony, Hakim Chambers, Leo et Muhal Richard Abrams. (Joe Chambers avait un frère qui est mort, qui était compositeur : Hakim Chambers. Je ne crois pas que son nom était Chambers, il avait dû le changer, je ne sais pas le nom de sa mère, mais c’était le frère de Joe Chambers qui faisait aussi partie de l’organisation pendant des années.) Donc, dans le Connecticut, il avait cette grande organisation, avec laquelle on a fait vraiment des choses magnifiques au début des années 80. Tout Ça parce que Leo avait de grandes qualités d’organisateur et avait des gens qui gravitaient autour de lui.

Est-ce que tu avais d’autre collaborations en cours ?

Qu’est-ce que je faisais ? Quelques trucs avec Bobby Naughton. J’avais un ensemble avec Clifford White, Tim Moran (saxes) et Claire Arenius (dms). On a fait quelques disques, mais je jouais beaucoup je faisais beaucoup de gigs dans cette période en jouant beaucoup de musiques différentes, beaucoup de be-bop en même temps, je faisais l’aller-retour ente mon travail avec Leo et des gigs dans les clubs où je jouais Green Dolphin street, Stella by starlight…

Du Mosaic sextet au Fonda/Stevens Group

Donc tu es revenu à New York en…

85.

Et c’est là que tu as rencontré Michael Jefry Stevens ?

Oui. Et c’est intéressant, à ce moment-là je sentais que je devais revenir à des choses vraiment importantes, je ne pouvais plus rester à Boston, ni nulle part ; je suis parti m’installer à New York et Michael a été mon premier ami, mon premier partenaire musical, et j’étais là depuis un an peut-être avant que j’aie pu avoir un gig. Ça prend un an à New York avant de pouvoir faire quelque chose. Donc, j’ai rencontré Michael au cours des six premiers mois, et Mark Whitecage aussi à peu près en même temps. Donc on a commencé à travailler et on avait réuni un groupe très intéressant : c’était le début du Mosaic Sextet avec Dave Douglas, Mark Feldman, Michael Rabinowitz au basson , moi-même, Harvey (Sorgen), et Michael. Tous ces gens avec qui j’étais associé à Michael sont ceux avec qui on est restés et avec qui on a continué à former des projets pendant les dix ou quinze dernières années, alors que les autres sont allés leur propre chemin. Michael… Oui, il n’y a pas beaucoup de gens avec qui j’aimerais conduire un groupe, je pense que c’est le seul. A moins d’être vraiment, totalement désintéressé, honnête, de parler avec son cœur la plupart du temps, on ne peut pas faire Ça. Les problèmes d’égo rendraient Ça complètement impossible. Le fait que j’aie pu faire Ça avec Michael dit quelque chose sur nous deux.

Oui, c’est plutôt rare… Et c’est venu tout naturellement cette collaboration du Fonda/Stevens Group ?

Nous avons eu d’autres projets comme j’ai dit, le Mosaic sextet qui était plus un collectif, et d’autres choses aussi. Mais je crois qu’on a fait Ça avec Michael après que quelqu’un l’aie massacré. Il a bien cru y laisser la vie, il s’en est fallu de peu. Quelque chose a changé en lui après Ça. Il est venu me voir et m’a dit : « Joe, mettons toute notre énergie ensemble dans quelque chose sur quoi on se concentrerait, associons-nous. » Je n’ai jamais oublié ce jour où il m’a dit Ça. J’ai réfléchi et j’ai dit : « Oui, tu as raison, c’est le moment ! » En un sens on avait déjà préparé le terrain, mais ce qui lui était arrivé l’a décidé, il fallait qu’on le fasse, pour nous. On avait passé beaucoup de temps ensemble, en attendant que le téléphone sonne, mais on n’avait pas poussé réellement les choses en termes d’organisation pour travailler. A partir de ce jour là, on a foncé pour s’occuper de nos affaires et mettre la musique sur la route. Parce que personne ne le fera jamais pour toi. On s’est faits tout seuls.

Est-ce que cette décision t’a poussé à composer davantage ou bien t’y consacrais-tu déjà ?

Oui, mais le groupe l’a rendu encore plus nécessaire. Je n’avais pas cessé de le faire, mais quand on a décidé de monter ce groupe on s’est dit : « Chacun fera 50% de la musique ». J’ai pensé que c’était le bon moment pour bâtir un vrai corpus de compositions. Depuis le Fonda/Stevens mon écriture a multiplié par quatre ou cinq le temps que je passe à penser et à écrire, comme le nombre de compositions que j’ai maintenant au catalogue… Ça a été un catalyseur pour écrire encore davantage, et je l’en remercie pour Ça.

Donc ce groupe est plus ou moins sorti du Mosaic sextet…

Oui, c’en a été le résultat, c’est là que Ça a commencé. Après la fin du Mosaic, je me souviens que Michael et moi nous avons essayé diverses combinaisons de gens, et rien n’a vraiment fonctionné jusqu’ à ce qu’on ait réuni Herb (Robertson) et Mark Whitecage. Ces deux-là étaient magiques ensemble. Harvey (Sorgen), Michael et moi étions déjà en relation. Il s’agissait de trouver les bons souffleurs. Il y avait une sorte de chimie qui agissait entre Herb et Mark. On a joué tous ensemble et on a fait le premier enregistrement et le premier cd avant même d’avoir eu un engagement. On était ensemble depuis bien un an ou plus à jouer, et tout le monde aimait la faÇon dont Ça sonnait quand on a décidé d’entrer dans un studio. Puis on a rencontré ce gentleman de Music & Arts (Frederick Maroth) par Anthony, on lui a envoyé les bandes, il a aimé et sorti l’album (The wish), et à partir de là on a commencé à travailler.

Vous avez commencé à travailler aux Etats-Unis d’abord…

Oui, on a commencé par chercher des gigs à New York et aux environs, et puis on a décidé d’essayer d’emmener l’orchestre en Europe également. On a essayé d’organiser au mieux le travail, et Ça prend tellement de temps !… C’set un vrai plaisir d’avoir quelqu’un avec qui partager ce travail. C’est aussi tellement de responsabilités. Et puis Ça n’en finit jamais. Il y a toujours quelqu’un à appeler, des choses qui partent en quenouille. C’est bien de ne pas avoir à faire Ça tout seul. Je lui en suis très reconnaissant pour Ça.

Tes compositions… As-tu le sentiment de composer pour un groupe spécifique ? Des gens ?

Non, en fait. Je sais que c’est une conception. Des gens le font. Mais, et même davantage maintenant, j’essaie seulement de trouver ce qui m’est naturel, en termes de composition, et laisser les autres se débrouiller avec. Le plus souvent… Ces musiciens en particulier peuvent jouer n’importe quoi, tout ce que j’apporte. Donc je ne m’arrête pas à penser à ce qui pourrait être bien pour Harvey, où à ce qui marcherait pour Michael. Je me concentre plutôt sur ce que je suis en train de trouver, et de le coucher sur le papier, d’en extraire le concept, et alors je l’amène aux copains et je vois comment Ça marche. A mon avis, Ça donne de la musique plus provocante (challenging). Si tu penses toujours à ce qui conviendrait à Michael par exemple, alors tu vas lui donner quelque chose avec quoi il sera à l’aise, et personnellement je ne suis pas tellement intéressé par la musique qui est facile à jouer, qui me semble confortable. J’aime l’inconfort. J’aime la musique qui m’emmène où je n’ai jamais été, où je ne suis pas sûr de savoir aller. Ce procédé de ne pas tenir compte de ce qui sied à quelqu’un, mais de ne penser qu’au concept que l’on tire de son univers personnel donne une chance d’aller où l’on ne s’est jamais trouvé avant. Et, une fois de plus, c’est là qu’on obtient les meilleurs résultats, le plus d’excitation. J’espère, j’aimerais que l’on compose pour moi de cette faÇon, Leo, Anthony l’ont fait. Ils amenaient de la musique… « pour bassiste ? Tu te moques de moi ? » Si tu as une telle musique et que tu doutes …

Quand a commencé ta collaboration avec Braxton ?

Voyons, on est en 2000… Je pense que c’était en 94.

Avec le Piano quartet…

Oui. En fait la toute première chose qu’on ait faite ensemble c’était sa dernière petite tournée européenne avec le Charlie Parker Project. On a enregistré pour Hat Art, et puis on a fait cinq concert avec la musique de Charlie Parker. C’était avec Paul Smoker, Pheeroan Ak’Laff, Misha Mengelberg - quel plaisir c’était de jouer avec lui - et Ari Brown. Ce fut ma première collaboration, ce Charlie Parker Project. Puis Anthony a eu cette période au piano, j’en faisais partie, et puis toute la période Ghost Trance. J’ai inauguré la Ghost Trance Music. Il avait cette idée, et il m’a pris, avec Kevin Norton et Ted Reichman, c’était notre groupe. Et il nous a dit : « Hé, voilà ce que j’ai pour vous. Voyons ce qui va se passer. » La manière dont la musique s’est développée m’a toujours fasciné.

Cette musique a très peu été perÇue en Europe à cause des problèmes de distribution de Braxton House, est-ce que tu peux en dire davantage au sujet de la Ghost Trance Music ?

Je peux dire qu’il y a eu un énorme… Ca a été très sérieusement documenté. Il a enregistré chaque concert. Il avait son propre label, Braxton House, et je ne sais pas combien il y a de disques au catalogue, mais je crois pas mal. Mais ils sont difficile à trouver parce qu’il n’y a pratiquement pas eu de distribution. Anthony est quelqu’un qui n’a jamais cessé d’étudier. Il a étudié des cultures différentes à Wesleyan University, et je me souviens qu’il étudiait les cultures où se pratique la transe, qui utilisent la transe dans leurs musiques, et dans l’écoute, et il essayait d’utiliser Ça dans sa propre musique. La Ghost Trance Music, le terme de Ghost Trance Music a absolument à voir avec ce procédé de la transe, il cherchait quelque chose en relation avec Ça. Et c’était un commencement total, quelque chose de tout à fait neuf, pour lui et sa musique, et c’est vraiment dommage que cette musique ne soit pas sortie, parce qu’il l’a archivée chronologiquement. Il a développé tout cet ensemble de musique appelée Ghost Trance Music et du premier cd au dernier, l’évolution est incroyable. Chaque fois qu’on faisait un concert, il amenait un nouveau… On n’a jamais joué la même Ghost Trance Music… peut-être vingt-six pages de nouvelle Ghost Trance Music avec des idées nouvelles. C’était incroyable, chaque fois il avait quelque chose de nouveau pour nous, de nouveaux défis. Il n’a jamais cessé de m’étonner avec ses capacités créatives.

Quel était le défi ?Pour le bassiste et le musicien ?

D’abord la musique elle-même. Il y a ces immenses intervalles, et chaque fois il amenait des manières nouvelles de phraser ; des petites choses ici, et puis là, tous ces aménagements continuels qui mettait du sel dans notre musique. Et il fallait travailler sur cette musique, se concentrer, et chaque fois que tu pensais la posséder, il te poussait plus loin. « Maintenant, ajoute Ça », et il fallait travailler à nouveau comme-ci et puis comme Ça, et faire un staccato comme Ça. Et, tu sais, Ça me déclenche un grand sourire parce que Ça me manque tellement, Ça, d’être à ce point impliqué dans une musique qui te met au défi constamment. Tu ne peux pas rester en paix avec cet homme et cette musique.

Tu n’as jamais été frustré par tant de…

On pourrait l’être. Je comprends comment que Ça soit possible. Si tu n’as jamais cherché le défi… J’ai toujours cherché Ça ; avec moi Ça marchait. Quelques fois je n’y arrivais pas. Je m’escrimais, Ça marchait avec ma personnalité. Je peux comprendre comment des musiciens qui aiment le confort ont eu de sérieux problèmes. Graves. Parce qu’il n’y a rien avec quoi on puisse être à son aise.

Et quel était le propos du Piano quartet ?

Je pense qu’Anthony a toujours eu des affinités avec le piano. Toujours . Et qu’il voulait exprimer sa personnalité musicale par le piano. Beaucoup de grands artistes ont… Mingus a fait un disque où il joue du piano. C’est presque une tradition. Anthony est un musicien tellement grand que peu importe de quoi il joue ; sa personnalité musicale peut s’exprimer. La musique était toujours celle de Braxton. On jouait des standards, et il jouait du piano, mais c’était sa propre réalité musicale qui donnait forme à la musique. Si on avait sorti Anthony et conservé seulement moi-même, Pheeroan et Marty Ehrlich tout seuls avec un autre pianiste, la musique n’aurait jamais été là où elle est allé. C’était l’univers musical de Monsieur Braxton qui l’a faite devenir ce qu’elle était. J’ai vraiment aimé cette période du Piano quartet.

Comment te sentais-tu à jouer ces standards, avec lui ? Toi qui as vraiment pratiqué cette forme alors que lui n’a jamais joué vraiment du be-bop, même quand il a joué des standards par le passé.

Là encore, il m’a poussé. Il m’a poussé à trouver une faÇon d’ouvrir cette musique. Je suis très ancré dans la tradition. Je me souviens qu’au début je m’accrochais à la fonction, au rôle de la contrebasse dans le contexte du bop, fermement. Je m’ouvrais, écoutais, sentais, parce que je n’étais pas sûr du tout… et comme une semaine passait, sans rien dire, il nous montrait comment ouvrir tout Ça, et la manière dont il voulait que Ça se fasse. Sa capacité à élargir ces formes était si passionnante ! Et ce fut une grande leÇon. On commenÇait par Good bye Pork pie hat. Il savait comment permettre à la musique de s’ouvrir, et d’une faÇon qui ne se serait jamais présentée si on en restait à la tradition avec son format, sa structure harmonique, son nombre de mesures et qu’on s’arrange avec. Anthony étirait les barres de mesure, les contractait, les allongeait… La musique était toujours là. Mais toujours comme une forme en évolution.

Qui est un phénomène que l’on rencontre aussi dans tes propres compositions, cette faÇon d’étirer le tempo…

C’est vrai. Le Fonda/Stevens Group fait Ça naturellement, et même davantage avec Mark (Whitecage). Michael aussi… La différence entre… Les compositions s’épanouissent et au point d’évoluer vers autre chose et de trouver différentes manières d’être, qui sont notées. C’est magique pour moi. Je vis pour ces moments où les musiciens font Ça. Je suppose que j’ai importé Ça dans ma propre écriture, pour trouver des faÇons de structurer ou de ne pas structurer de sorte que la musique soit ouverte (open ended) d’une certaine faÇon. Et le Fonda/Stevens Group fait Ça si bien ! Du point de vue de la composition c’est intéressant … Michael pense très pianistiquement, à partir de points de vue harmonique et mélodique qui sont attachés au piano. A l’autre extrême, je viens d’un univers plus rythmique, et de l’idée. Je suis un penseur conceptuel ; mes compositions relèvent davantage de l’architecture en quelque sorte. Quand on rassemble ces deux musiques, on a deux extrêmes. C’est éclectique en un sens, et certains ne s’y retrouvent pas. J’ai eu des avis de ce genre : c’est trop éclectique ; mais c’est cela même, c’est sa force. Si Ça t’émeut, alors Ça t’émeut. On a trouvé un espace commun juste entre les deux. Et Ça me fascine.

Il me semble que ces oppositions se reflètent également dans la front line. Mark était peut-être plus lyrique, linéaire, et Herb est plutôt rythmique.

C’est intéressant. Donc tu dirais qu’il y a un parallèle. C’est vrai…

Et ils se complètent aussi, bien sûr…

Oui c’est très vrai.

Comment est-ce que le départ de Mark vous a affecté ?

D’abord on n’était pas sûrs… Parce qu’on avait déployé ce merveilleux son de quintet... Ça nous a tous ébranlés. Je me souviens, on a tous deux pensé : « Bon !» On ne savait pas ce qui nous attendait. Quand on a fait cette première tournée en quartet, on s’est dit : « Bon, on va voir ». Ça a été un changement, et je me demande si Ça devait arriver (de toutes faÇons). La musique a changé effectivement. Elle n’est pas aussi épaisse comme avec ce son de quintet, mais le concept et les principes de départ sont toujours là, et Ça m’a vraiment éclairé de voir que la musique ne tenait pas à l’un d’entre de nous mais que le groupe avait une conception, que tant que le noyau du groupe serait là… peut-être que Ça ne marcherait pas aussi bien mais… même si quelqu’un s’en va, on peut toujours maintenir ce « concept Joe Fonda/Michael Stevens ».

Combler l’abîme et laisser être

Tu as aussi un autre projet important pour toi avec Brenda Bufalino. Est-ce que tu peux en parler ?

C’est très intéressant. Si je regarde en arrière, j’ai toujours été intéressé par les claquettes. Bien avant d’avoir rencontré Brenda. Je me souviens que lorsque j’enseignais dans l’école de Jackie McLean, dans le Connecticut, - à des jeunes enfants, en ville - il y avait un jeune femme qui enseignait le tap dancing à la plupart des jeunes filles de la communauté. Je m’asseyais là et observais le cours. Et quelque chose me fascinait. Au point que j’ai demandé à Carol si je pouvais me joindre à eux. Il y avait quinze jeunes filles américaines, et je me suis joint à elles. Je devais avoir l’air bizarre, mais elle respectait le fait que je cherche à savoir comment Ça marchait. Donc j’allais aux cours et dansais un peu… Et puis j’ai continué à faire des claquettes pendant un bon moment. Alors c’est devenu quelque chose de très naturel… C’est vraiment en relations avec mon intérêt pour le rythme, parce que j’ai fait la même chose avec la classe de percussions africaines. Je suis allé voir le professeur et lui ai demandé si je pouvais m’asseoir là et jouer ces percussions : Ça fait partie de mes orientations. Plus tard, peut-être cinq ou six ans après, quelqu’un, un pianiste, m’a demandé de jouer avec un danseur de claquettes. Je n’étais plus alors en contact avec aucun tap dancer, mais justement Brenda Bufalino faisait partie de ce premier spectacle. Et puis voilà, j’ai commencé à travailler avec Brenda, sa compagnie de claquettes et sa musique - elle avait une compagnie de treize danseurs. Elle a chorégraphié des heures, des suites pour treize danseurs. J’ai tourné aux Etats-Unis avec eux, et c’était totalement incroyable. On n’a jamais entendu quelque chose de semblable. Des contrepoints de rythme à des niveaux de complication… et ces danseurs mémorisaient une heure et demie de pas ! Ça m’a époustouflé. Ça m’a pénétré, sa danse, ses pas, ses rythmes, ses mélodies sont entrées en moi. Après deux ou trois ans de travail avec la compagnie, j’ai décidé de faire quelque chose avec elle, parce que je ressentais sa musique. Elle a aimé l’idée. On a essayé plusieurs fois, Ça ne marchait pas. Puis j’ai commencé à travailler avec Anthony. Et je lui en ai parlé : « Tu sais, je travaille avec une danseuse de claquettes… ». Il m’a dit : « Un tap dancer ! Oh, mec. Hé, Joe, il faut absolument continuer, c’est Ça ! » Il était tellement… Il m’a dit : « Je vais même faire Ça avec vous ! - Vraiment ? » Ça l’excitait tellement… parce qu’il veut tellement que les gens… C’est un penseur de la globalité (global thinker), Ça a à voir avec l’idée d’englober (inclusiveness). Et il s’est dit : « Il a des danseurs de claquettes, je fais le disque avec eux ! » Il est allé sortir l’argent de la banque, et j’ai eu Anthony, Brenda, et cette autre femme, une chanteuse, Vicky Dodd que j’ai rencontrée… c’est une guérisseuse, et elle a des sons vraiment magiques… donc je savais que ce serait une combinaison magnifique avec Herbie (Robertson) à la trompette et Grisha Alexeiev (perc.). Donc on a fait cet enregistrement et c’était magique. D’une certaine faÇon, je savais que Vicky, Brenda et Anthony avaient suivi un cheminement commun. Leur musique et leur propos artistique est de même niveau ; ils ont accroché immédiatement. Je planais un peu hors du temps à diriger ces gens-là. C’était une superbe session et je remercie Anthony de m’y avoir poussé. Et ce fut une leÇon, tu sais. Vas-y, rassemble tout ce que tu as sous la main pour faire quelque chose de neuf. Alors j’ai continué à faire des choses avec Brenda, c’est une relation suivie. Elle est fantastique. Je suis enchanté de pouvoir travailler avec elle. Et il y a quelque chose d’autre d’intéressant. Rétrospectivement, j’ai toujours été passionné par l’interdisciplinarité, maintenant j’appelle Ça « être englobant » dans ma manière de penser. Pour moi, maintenant, c’est une des choses les plus importantes qui doit se passer le plus souvent dans la musique. Et une des choses les plus importantes que je veux continuer à faire est de trouver des moyens de rassembler des gens qui normalement ne le sont pas. Comme un disque avec une danseuse de claquettes et une guérisseuse… Ca m’a montré qu’on peut combler l’abîme entre les disciplines et les gens si on veut bien essayer. Il y a tellement d’isolement dans l’approche de la musique, les gens qui disent : « Bon, voilà la musique, voilà l’instrumentation pour la musique », il y a beaucoup de cela dans l’air, et il y a aussi beaucoup de gens, après des années, qui luttent contre Ça. C’est une contribution que je veux poursuivre. Trouver une faÇon de combler les abîmes entre les gens, les disciplines, être « inclusif ». Je veux que mon corps reflète cette pensée pluraliste et ce sens de l’ « inclusion », pas de l’exclusion.

Comment as-tu rencontré cette musicienne chinoise, Xu Fengxia ?

Exactement, c’est un exemple. Où Ça ? je cherche… A Bielefeld sans doute, elle est venue au concert, tout de suite elle m’a dit qu’elle venait de Chine, qu’elle improvisait sur le guzheng, elle a aussitôt éveillé mon intérêt et j’ai dit : « Il faut qu’on fasse quelque chose ensemble, je veux jouer avec une improvisatrice qui joue du guzheng ! » Et on a fait Ça depuis, et quand j’ai écouté la musique, pour moi c’est si stimulant d’entendre le pont entre ma culture et la sienne et la faÇon de trouver un fond commun. J’ai beaucoup de chance d’avoir connu Xu Fengxia. On va faire d’autres choses encore au printemps. Oui. Puisse l’univers continuer de m’envoyer des personnes comme elle…

Est-ce que la faÇon dont sonne son instrument t’a poussé à faire sonner ta contrebasse différemment ?

Bonne question… Ce sont tous les deux des instruments à cordes, et je crois… On a répété l’après-midi, avant le premier concert… je me souviens d’avoir essayé en fait d’établir une relation avec sa manière d’accorder et à ses trucs d’une faÇon très littérale. Mais Ça n’était pas au point ; elle a arrêté de jouer et m’a dit ne te force pas à jouer avec moi, n’essaie pas si fort de t’accorder à moi de faÇon si littérale, et je me suis senti, pendant une minute… si humble, et je me suis dit : « Elle a raison. » Quand on a recommencé, j’ai essayé de m’ouvrir et de laisser les relations s’établir à un niveau plus élevé, plutôt qu’à ce niveau terre-à-terre où tu entends quelque chose et tu y réagis, ce qui est ma faÇon de jouer avec tout le monde d’habitude dans le Fonda/Stevens Group. Parce que c’était nouveau, j’étais un peu hésitant à me tourner vers cette autre faÇon de jouer. Mais elle, elle l’a su tout de suite ; c’est une grande musicienne. Une fois que j’ai eu cessé d’établir ces relations et que je les ai laissé se présenter toutes seules, que j’ai laissé mon son se mélanger avec le sien, c’était parfait. Et Ça m’a montré que la relation existe déjà d’elle-même, il n’y a pas à la produire. Il y avait deux personnes vivant en même temps et nous sommes tous deux des musiciens, Ça suffit en soi pour conduire vers là où l’on veut aller. On ne doit pas essayer à toute force. Ton cœur est ouvert, tu es sincère, tu le fais pour de bonnes raisons, Ça se suffit. J’espère que je me souviendrai de Ça la prochaine fois qu’une telle opportunité se produira… avec quelqu’un de… qui sait… Mars, par exemple, Ça serait bien…

Musique du corps

Tu avais enregistré ton album solo juste auparavant…

Oui, il y a un an environ. J’ai fait un cd en solo, grâce à ces belges très encourageants qui me soutiennent, Jos Demol et Emile Clemens (de Jazz’halo). C’est quelque chose qui devait se faire de toutes faÇons, j’y pensais déjà depuis un moment, mais je n’avais pas le temps ni l’énergie pour m’y mettre. Jos m’avait entendu avec le Fonda/Stevens Group en Belgique. Il est entré dans le club, je me souviens, juste avant que je commence un long solo sans accompagnement sur une de mes pièces, et je suppose que le solo était assez fort, parce qu’il est venu me voir à la pause pour me dire : « Hé, faisons un projet en solo… » Et j’ai répondu : « Jos, c’est formidable, Ça me plaît. » Donc, les six mois qui ont suivi, je me suis préparé, parc que je savais que Ça serait un défi. Et je suis très content du résultat. Ce que je cherchais à obtenir, c’était de saisir l’énergie, la passion d’une prestation live. Et j’ai été capable de rendre Ça, je crois… Si vous voulez savoir qui est Joe Fonda, prenez seulement ce disque : tout est là.

C’est très physique.

Tout à fait. C’est comme Ça que je joue. C’est vraiment… Une des choses qu’on peut dire au sujet de cette musique, c’est que ce que j’ai toujours aimé le plus, ce sont ses aspects physiques. Bien sûr, il y a bien d’autres aspects, mélodiques, de textures… mais je me souviens que lorsque j’étais encore un jeune homme de vingt et un ou vingt-deux ans, j’avais un casque et je jouais avec Olatunji… ils jouaient dur, tout le disque, et je transpirais, et quand c’était fini, je me sentais vraiment bien, parce qu’il y a des processus physiques… ou quand je jouais avec ces vieux disques de Sam Jones, je m’entraînais toujours avec des trucs qui swinguaient dur, et si j’avais bien transpiré à la fin, je sentais que j’avais fait ce qu’il fallait. Même dans des gigs, quand je joue avec des musiciens qui jouent dur, je me sens toujours mieux parce que c’est comme Ça que je ressens les choses naturellement : je me sens bien quand la musique est jouée avec force. Mais aussi… j’adore Bill Evans, ce genre de conceptions, et les choses de cette sorte, mais je sais que ma tendance naturelle, mon esprit aime d’abord l’engagement physique. C’est avec mon corps que je me confronte avec la musique ; avant que Ça arrive à mon cerveau, Ça doit passer par mon corps. D’abord et avant tout, je m’engage dans la musique par mon corps. C’est pourquoi je joue comme je joue. Et l’album solo est vraiment très physique. On peut m’entendre grogner, gronder, je me sers de tout ce que j’ai, et je transpire comme un fou, et Ça c’est quand Joe Fonda est à son meilleur. Il fait de son mieux dans ce genre de situation.

Ce qui me frappe quand je t’entend dans le Fonda/Stevens Group, c’est que, même lorsque tu manifestes cet engagement physique, le son de la contrebasse demeure parfois très doux. Un son très rond et chaleureux, même s’il est puissant. Dans cet album solo, tu utilises davantage le slap…

C’est peut-être l’effet du studio, je crois qu’il y a beaucoup de choses qui ne sortent pas dans un concert live, et aussi, quand je joue avec d’autres… Quand j’ai joué cet album entièrement en solo… j’ai essayé de conserver cette même énergie que j’aurais eue avec quatre autres personnes. Et j’ai peut-être même joué encore plus fort pour ce solo que dans les disques, et même peut-être les concerts du Fonda/Stevens Group, parce que j’ai de toutes faÇons cette énergie collective autour de moi. Pour emmener la musique ou je veux, en étant seul, j’ai essayé de capturer toute leur énergie dans la mienne pour ce disque en solo.

Tu dirais qu’en un sens c’est un jeu orchestral ?

Peut-être, en ce sens que si on connaît la musique du Fonda/Stevens on peut y entendre les gars jouer là.

Il y a d’ailleurs quelques-uns des morceaux du répertoire du groupe…

Même morceaux, même énergie, même intensité et passion. C’est cela en partie, et puis d’autre part il y a le studio. David Baker m’a enregistré de sorte qu’on entend toutes les nuances de ce qui se passe, on peut entendre mon attaque… Et c’était entièrement acoustique. Quand la basse est amplifiée, on perd ici, on gagne là, mais la réalité acoustique de l’enregistrement affecte aussi bien les choses qu’on entend que celles qu’on n’entend pas. Il y a des moments, dans ce solo, où je m’exprime si fort par la voix qu’on entend davantage la voix que la basse. Ça peut en déranger certains mais c’est ma faÇon de faire. Il y a même des fois où, quand je m’écoute, je me dis : « Mon Dieu, Joe, sois un peu plus calme, on va même pas entendre les notes que tu joues… » Mais je ne peux pas me défaire de cette manière parce que c’est ma force, tu sais. Donc… C’est très physique, très physique. J’aime cet aspect de la musique, ce qu’on appelle le jazz.

Je pense à d’autres contrebassistes qui jouent avec une approche très physique également, comme Peter Kowald ou Barry Guy…

Peter est un de mes contrebassistes favoris…

Tu as des contacts avec lui ?

Beaucoup. Je l’ai vu souvent jouer en solo, il est toujours solide et cohérent (consistent). Je ne l’ai jamais vu ne pas se donner à 500%, et il a tant d’énergie, tant d’idées et de choses intéressantes à dire. J’adore sa faÇon de jouer. Je pense que l’une des raisons qui ont fait que j’ai ce style si percussif, c’est que j’ai passé beaucoup de temps avec des batteurs. J’étais un de ces bassistes qui s’acoquinent avec tous les batteurs. J’ai passé des heures quand j’étais plus jeune avec Steve McCraven, on allait dans une pièce et on jouait tous les deux pendant des heures, tout seuls. J’ai développé ma personnalité à partir de là, à jouer avec les batteurs et à tourner mon attention vers eux. Ils jouent de la percussion et j’ai développé un style très percussif en leur tournant autour et en passant du temps avec eux. On pouvait facilement jouer trois heures avec Steve, juste lui et moi, basse et batterie, à jouer des grooves et le tempo et je l’ai fait avec beaucoup d’autres batteurs au cours des ans, Kenny Johnson, Steve (McCraven), Claire Arenius, Kevin Norton… juste en duo. Si en tant que bassiste tu fréquentes davantage des pianistes, tu développera davantage une approche « pianistique », un legato ; moi, j’étais plutôt à frapper avec les batteurs, bang… smash, crush, drrrr, ratatatata ! Je cherchais comment faire Ça avec ma contrebasse… Je les en remercie... L’autre chose pour laquelle je suis très reconnaissant aux batteurs, c’est de m’avoir aidé à porter la musique dans le corps. Et, là encore, si la musique ne vient pas du corps, pour moi, elle n’émeut pas de la même faÇon, elle n’a pas la puissance. Pour moi, la force de la musique vient du corps, et puis de là elle passe dans le cerveau, et dans les doigts. Donc, merci à tous les grands batteurs, merci à tous. C’est la musique du corps…
Mais je fais aussi d’autres choses. J’ai ce merveilleux trio avec Jeff Hirshfield et Carlo Morena, et c’est une approche beaucoup plus tempérée. Et j’aime Ça, c’est aussi un défi pour moi, Ça me pousse dans une autre direction. C’est la même raison pour laquelle j’aime danser ; j’aime danser parce que mon corps est impliqué. Ce sont les mêmes raisons pour lesquelles j’aime l’exercice, j’aime sentir mon corps fonctionner. J’aime quand je transpire à grosses gouttes, je m’en fous de savoir alors ce que je fais… l’exercice physique, ou faire de la musique…

La contrebasse est un instrument parfait pour Ça…

C’est tout à fait vrai ! Je suis parfaitement conscient de Ça. J’ai choisi le bon instrument. J’aime quand je me bats avec, tu sais : « Tu vas marcher ! Je vais te faire marcher !… Fais moi Ça ! Là, là ! » Oui, c’est super. J’ai eu tellement de chance, pour en revenir au début de l’entretien, que nous quatre, tu sais, dans cette cave, on se soit dit : « Qui va prendre la basse ? » Et j’ai levé la main, pris mes économies, filé au magasin… Ça a été le meilleur geste que j’aie jamais fait de ma vie. Oui. Oui.

Et maintenant quels sont tes projets ?

Qu’est-ce que j’ai… Voyons,… Je pensais faire autre chose avec Brenda (Bufalino), qui travaille avec un percussionniste de Nuremberg. Juste nous trois. Garder une trace de Ça. Mais j’aimerais aussi faire quelque chose avec un orchestre, une formation plus importante. J’attend de trouver des formes… J’aimerais trouver une occasion de jouer des pièces de plus grande envergure, pour 18,19, 20 instruments. J’aimerais essayer Ça. Je ne l’ai pas encore fait, et j’aimerais en avoir l’occasion. Ça pourrait être très intéressant, et je suis sûr que j’apprendrais beaucoup. Voilà une chose à faire dans l’avenir.

Tu parlais de ce trio…

J’ai ce trio, on a fait deux albums, et on a fait quelques trucs en Belgique. Avec Jeff Hirshfield à la batterie et un pianiste talentueux, Carlo Morena. On vient juste d’en faire un nouveau, tout à fait dans la tradition pianistique. On joue quelques-unes de mes compositions, d’autres de Carlo, Ça vient vraiment de cette grande tradition du trio de piano. Je joue toujours dur, et en transpirant, mais ce n’est pas quand même aussi dur que ce que je fais avec le Fonda/Stevens Group ou avec d’autres. J’aime ce groupe. Carlo joue très très lyrique, incroyablement. Il apporte à la musique ses racines italiennes, et j’adore. Il est un contrepoids intéressant pour moi. J’ai mes racines dans le blues, très physiques, et quand on joue sa musique, je dois m’adapter, je dois chercher le côté plus lyrique de Joe Fonda. Mettre de côté mes grognements. Ça me pousse à faire un mouvement dans une autre direction. Et Ça convient à ma personnalité aussi, parce que j’aime être mis au défi ; c’est sans doute pourquoi j’ai cultivé ce trio : Ça me met dans une position inconfortable. Dans la musique de Carlo, je ne suis pas à mon aise mais j’aime Ça.

Puisque tu aimes tant le défi et l’inconfort , est-ce que tu as eu des contacts avec la scène de l’improvisation libre européenne ? Ces gens qui ne jouent pas tant dans la tradition du free jazz que dans un contexte …

Tu veux dire dans un contexte « classique-contemporain » ?

Complètement ouvert, avec un travail sur le son…

Oui, j’ai fait… Et avec Anthony aussi. Oui, il y a des relations définies, c’est facile de voir les relations entre la faÇon dont ils organisent la musique et la faÇon dont les musiciens « free » ou « improvisateurs » organisent la leur. Je pense à… Comme Xu Fengxia, elle travaille dans ces contextes-là en Europe, elle fait beaucoup de choses dans lesquelles on utilise ces concepts « contemporains ». Elle travaille avec Peter Kowald, mais elle voyage entre des cercles de gens un peu différents. Je ne sais pas si j’ai fait Ça. Je sais qu’il existe cette scène en Europe. En fait je n’ai pas travaillé avec ces gens, je les connais en effet. Ils existent aussi à New York. Ils forment ensemble… comme Melinda Newman qui jouait avec nous dans le groupe d’Anthony, elle vient de cette scène de l’improvisation libre, mais elle vient plus du classique. Mais il y a un pont bien sûr, parce que quand j’écoute cette musique ou quand j’écoute Stockhausen, ils pensent en termes de son, de structures… C’est de la même faÇon que j’organise les sons, ou les musiciens de jazz qui… Ils pensent dans la perspective du son, et pas en termes d’harmonie ou de linéarité, ou de rythme. Je sais que Ça peut se faire. Je ne l’ai pas tellement fait moi-même, j’espère que Ça viendra. Mais il y a un terrain commun là, c’est clair. Ca fait des années que ca se fait. Qui sait ? Peut-être qu’on en parlera avec Michael, d’organiser quelque chose comme Ça, avec des musiciens européens pour quelque chose de nouveau. Ça pourrait se faire. Allons-y ! Donne-moi des noms… des gens avec qui Ça marcherait !…

Est-ce que tu veux rajouter quelque chose ?

Juste Ça : je veux dire que ce que je veux faire dans cette vie, dans la musique… Tu sais, quand Ça sera fini, j’espère que quand on regardera en arrière, j’aurai laissé une œuvre (a body of work) dont je pourrai dire, encore une fois, que ce qui intéressait Joe Fonda c’était d’englober (inclusiveness), de combler l’abîme entre les gens, les langages, et ces modes de pensée parallèles, incluant les femmes, les danseurs de claquettes, les guérisseurs, les joueurs de guzheng, les chinois, que cette œuvre reflète un espoir universel pour ainsi dire, et qu’elle ne se prête jamais à limiter la musique à un petit carré, qu’elle est ouverte (open-ended), quelle provient vraiment du corps, que cette musique est la musique du corps.

C’est le mot clé. Merci.

On va prendre un autre café ? Merci beaucoup !

Propos recueillis par Philippe Alen
Tours, samedi 28/10/2000, 15-17 h,
en bord de Loire

Reprinted with kind permission of the author.